Voilà, vous craquez … après une énième tâche qui ne figure pas sur votre fiche de poste, vous lâchez, excédé, à qui veut l’entendre, « non mais il faut tout faire dans cette boîte ?! »

Qui n’a jamais prononcé cette réplique ? On finit toujours par y venir après une journée passée à « faire le pompier » dans les bureaux.

Dans une PME, je trouve que cela peut se justifier, mais pourquoi est-ce le cas également dans un grand groupe, ou dans une administration ?
Et si tout le monde dit cela dans chaque service, alors au final c’est que chacun s’occupe de tout ?

Le manque d’entrainement et de coordination entre les services

Les grands sportifs s’entraînent tous les jours. Ce n’est pas uniquement pour maximiser leurs performances athlétiques. C’est aussi pour faire rentrer dans leur routine et leur quotidien tous les aléas qu’ils pourront connaître en compétition.

En préparant sérieusement chaque situation, ils pourront faire face sans sourciller le jour J. Les configurations qu’ils rencontreront auront déjà été travaillées à l’entraînement. A chaque problème sa réponse.

Figurez-vous que j’ai assisté à la césarienne de ma femme lors de la naissance de ma fille. L’opération n’était pas dans l’urgence et avait été planifiée quelques heures au préalable. On était en pleine journée, en semaine, avec suffisamment de personnel. On m’a proposé de venir à la fin de l’opération, une fois toutes les protections installées.

Serein, je suis entré dans le bloc opératoire. Et là rien n’était clair, il fallait que j’enjambe plusieurs câbles pour venir me faufiler entre de grosses machines et me faire une petite place entre la tête de ma femme et l’anesthésiste. Pas évident. Et en repartant pour suivre la petite jusqu’aux soins, j’ai arraché par mégarde un câble d’alimentation d’un des appareils. Je vous ne dis pas le fiasco dans la salle …

Le hic c’est que la clinique avait ouvert il y a tout juste 6 mois et que les protocoles n’étaient pas encore bien rodés entre toutes les équipes. Mais comment se fait-il que les procédures soient à ce point bafouées, y compris dans un milieu médicalisé ?

On est clairement dans le cas d’un manque d’entrainement de la part des équipes en place. A mon sens, c’est la pratique régulière de cas difficiles qui doit établir des réponses concertées et claires pour tous les collaborateurs.

Ainsi, chacun sait quelle partition il doit interpréter.

L’art de remplir le temps dont on dispose

Je continue avec mes histoires d’enfants … Lorsque vous avez votre premier enfant, vos soirées sont vite remplies, à tel point que vous vous demandez ce que vous pouviez bien faire avant !

Pour ne pas le réveiller, vous êtes prêt à toutes les contorsions possibles pour ne pas faire grincer le parquet. Votre agenda lui est entièrement dédié quand autrefois vous n’aviez jamais une minute à consacrer à quiconque.

Et puis vient le deuxième … Et vous vous retrouvez avec le bébé pleurant dans vos bras à 2h du matin, ne vous souciant plus si le parquet craque un peu trop ! Par ailleurs, l’aîné ne se réveille pas pour autant. Finalement, vous vous dites que vous avez perdu plusieurs heures de votre vie à marcher sur la pointe des pieds centimètre par centimètre !

Que retenir de tout ceci ? Le sentiment d’être débordé est très souvent une question de perspective. Naturellement, on a une forte tendance à combler le vide, et comme le stipule la loi de Parkinson, une tâche prend le temps qu’on lui laisse.

Il est quasiment impossible d’avoir la dose parfaite d’ajustement de son comportement face à une situation. Notre fonctionnement de base est fait d’essais et d’erreurs pour nous adapter correctement. Ainsi, face à un problème, notre façon naturelle de faire consiste à tenter des choses, à justifier nos actions.

Je ne connais personne qui sache parfaitement adapter sa conduite du premier coup. En effet, nous sommes constamment dans une certaine forme d’apprentissage. Repensez à la première fois où vous utilisez un nouveau logiciel : vous n’êtes pas dégourdi, et ce que vous faites maintenant en quelques clics vous prenait autrefois plusieurs minutes.

En conséquence, en entreprise, chaque collaborateur avec un minimum d’engagement pour sa boite, va inconsciemment vouloir occuper le temps qui lui est confié, et dépasser ses missions de base, celles qui lui permettraient de minimiser sa dépense de temps pour une tâche donnée.

En clair, le fait de s’autoriser à marcher normalement sur le parquet plutôt qu’à pas feutrés.

Un mammouth bien difficile à faire bouger

Vous connaissez l’émission télé « Patron incognito » ? Le principe consiste à déguiser le patron d’un grand groupe et de le faire évoluer aux postes de base de son entreprise. Ainsi, le patron d’une firme automobile sera amené à monter les écrous sur les roues des voitures dans l’usine de production. Ses différentes réactions sont bien sûr très souvent … croustillantes.

Pourquoi ? Les grands discours de circonstance pérorés en comité de direction ne sont plus grand chose une fois passés les filtres des nombreux étages de management. Et en général les gens du terrain adaptent leurs missions aux moyens dont ils disposent, selon ce qui peut à la fois leur simplifier la vie et leur donner le sentiment du travail bien fait.

L’homme est une formidable machine à s’adapter, mais le revers de la médaille c’est de voir se construire une adaptation bancale, de bric et de broc, respectant une logique locale, mais dénuée de sens global. Vous avez tous des exemples de personnes contournant un système dans le cadre du travail, très loin des process bien écrits du siège … 

Contourner une situation problématique n’est pas gênant en soi. Mais ce qui l’est plus, c’est lorsque ce sont plusieurs cas qui, mis bout à bout, détournent totalement le sens recherché initialement.

Prenons l’exemple d’une chaîne de magasins de prêt-à-porter. Si le service du merchandising au siège préconise une manière d’agencer les vêtements en vitrine, c’est sans doute pour une raison bien pensée, qui va maximiser les ventes par son attrait pour les clients. Qu’un magasin déroge un petit peu à la règle car un pilier dans sa vitrine le gêne dans l’agencement donné est acceptable, surtout si le chiffre d’affaires est au RDV. En revanche, si le chiffre est en berne et que les consignes sont toutes détournées pour des raisons diverses, c’est bien plus embêtant.

Avec le temps, la flexibilité initiale parfaitement justifiée et maîtrisée peut devenir un bloc bien difficile à bouger, en raison des petits process qui se sont mis en place. Les mini ajustements ici-et-là créent un carcan qu’on ne peut plus modifier et des résistances au changement. On pourrait dire que c’est la faculté d’adaptation de l’homme qui se retourne contre lui.

Comprendre ces principes pour savoir où l’on en est

Résumons.

Pour qu’une entreprise soit à l’aise, il faut qu’elle ait des équipes bien coordonnées, et rompues aux « entraînements » réguliers et intensifs. Ceci demande un certain niveau d’exigence vis-à-vis des collaborateurs en place, pour qu’ils se maintiennent affûtés. C’est typiquement ce qu’on recherche en management pour garder des collaborateurs dans un état de motivation qui soit sain et bénéfique.

Cet entraînement génère de fait un rythme plus soutenu qu’à l’état nominal des choses.

Par ailleurs, nous sommes sans cesse dans un apprentissage permanent. Ce qui nous parait compliqué au départ devient à la longue routinier et facile. Et ainsi de suite.

Mais au commencement du cycle d’apprentissage, on perd forcément du temps par rapport à un fonctionnement optimal. C’est très frustrant de constater que nous ne sommes pas en mesure de tout faire au mieux, alors que c’est tout simplement le cycle normal de l’apprentissage qui impose cet état de fait.

Dès lors, avec notre faculté d’adaptation on pense prendre de bonnes décisions pour nous simplifier la vie, mais au final ces gains ne sont que très localisés. A terme, la somme de ces ajustements locaux finit par former une résistance au changement.

Au final, c’est le serpent qui se mord la queue. Pour avoir un bon rythme, il faut générer un peu de stress, et donc un sentiment d’être débordé. Mais ce sentiment ne nous laisse pas le temps de vraiment rentrer dans un cycle d’apprentissage à moyen et long termes. Nous pensons qu’il est plus simple et efficace de mettre des rustines, car à court terme cette adaptation fonctionne très bien. Avec le temps, les rustines et les ajustements s’entassent et finissent par paralyser le rythme qu’il faudrait avoir pour maintenir l’entreprise à niveau.